Confinement et injonctions

 
At Petworth: Morning Light through the Windows

At Petworth: Morning Light through the Windows

Bonjour les ami·es,
J’espère que vous allez bien.

De mon côté, comme beaucoup peut-être, j’oscille entre fascination, désœuvrement et paralysie devant cette situation extra-ordinaire, surréaliste. J’essaie de réfléchir, de penser vite, avant que la prochaine étape de cette Histoire en temps réel n’ait balayé ma précédente idée. Il n’y a plus que ça. Partout, tout le temps. Le monde est virus. 

Confiné·es, nous devrions avoir retrouvé du temps, ce temps de vivre qui nous manque tant, ce temps que ce monde toxique nous dérobe. Mais, pour le moment, ce temps retrouvé est, lui aussi, colonisé par le virus.

Au moment où j’écris, ce n’est officiellement que jour 1 du « confinement total », mais j’ai déjà de plus en plus de mal à supporter le défilé de conseils divers et variés qui inonde la toile. Ce flot continu prétendument bienveillant, résolument cynique, ou absolument prétentieux commence à me mettre un peu mal à l’aise.

Depuis ce week-end, on voit fleurir partout des recommandations, de gentils conseils pour “optimiser” ce confinement, qui m’ont pourtant tout l’air d’être un bouquet empoisonné d’injonctions, prononcées du haut de situations très privilégiées et loin d’être largement applicables.

« Cultivez votre jardin. Prenez soin de votre monde intérieur. Repensez le monde d’après. Renforcez votre usage de la Communication Non Violente. Découvrez les joies de l’école à la maison. Disruptez votre morning routine. Visionnez tous les grands classiques du cinéma russe. Tirez profit du moment pour faire une formation en ligne et être plus performant. Méditez pour appréhender la période avec le calme d’une grenouille. Managez vos enfants avec douceur et un joli planning sur le frigo. ET SURTOUT LISEZ DES LIVRES BORDEL, VOUS CONNAISSEZ LES LIVRES ? » 

🤦🏻‍♀️

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Après le véridique article de Forbes « Use your self-quarantine time to become a Coronapreneur », j’attends de pied ferme le sommaire du numéro spécial du ELLE. Probablement quelque chose comme… Style : Survival chic / Couple : Comment allumer la locked down flamme ? / Régime : préparez votre beach body avec le jeûne Covid / Déco : Comfy confinée sur l’île de Ré

Si on ne pouvait pas, en l’état, « transformer la contrainte en opportunité » ?
Et si on n’y arrivait pas ?

C’est normal de paniquer. C’est normal de ne pas avoir la tête à ça. C’est normal de ne pas arriver à réfléchir. C’est normal d’être aussi un peu excité·e de vivre un moment historique, d’être plongé·e dans un état second, normal d’avoir peur de péter un câble, normal de ne pas avoir la tête à se plonger dans La Recherche du temps perdu là tout de suite. Normal de flipper des effets à long terme sur soi-même et sur la société de cet enfermement subi dans des conditions pas forcément optimales. 


Depuis jeudi, c’est un déferlement ; les exponentielles, les fausses rumeurs, les vraies déclarations, les prétendus oncles/amis/sources sûres, les irresponsabilités, les échos désespérés parvenus d’Italie, les bouts de ficelle pour maintenir un semblant de normalité. Mais de fait, on n’y est pas, dans la normalité. On est en pleine rupture. Du « risque », on est passés au réel.

Une partie du monde est sur pause, une autre est à l’agonie. Une partie compte ses stocks de papier toilette, une autre compte ses réanimateurs ; une partie fait le plein de munitions à l’armurerie, une autre incinère les cercueils à la chaîne. Une partie qui s’émeut devant le cours effondré de ses actions, une autre qui soigne, qui aide, sans dormir et sans moyens. 

Je ne sais pas si le monde se divise en deux catégories, mais il y a là effectivement ceux qui ont un pistolet chargé, et ceux qui creusent.

Il y a des personnes confinées dans un logement insalubre ou juste désagréable, avec un conjoint violent, des enfants hyperactifs, ou des punaises de lit. Il y en a d’autres qui tenteront d’expérimenter au mieux cette parenthèse étrange de quelques semaines d’auto-réclusion avec la fibre, des livres et du bon vin. Il y a celles et ceux qui continuent à travailler « quoi qu’il en coûte », les chauffeurs routiers, les employé·es de supermarchés et d’usines, le monde agricole, et tant d’autres.

La santé physique en prendra un coup. La santé mentale aussi. Ce ne sera facile pour personne, sauf sans doute les placides sur qui les infinies peines du monde coulent et glissent déjà. Mais la situation sera beaucoup, beaucoup plus facile à vivre pour certain·es. Dont je fais partie.

Les analyses se multiplieront. Les conséquences et effets collatéraux de cet épisode toxique dureront des mois, des années sans doute. N’étant pas réputée pour mon optimisme, je ne vous étonnerais pas en disant que je ne me fais pas vraiment d’illusion sur le prétendu grand virage que pourrait prendre notre civilisation mondialisée le jour d’après, bla bla, les leçons à tirer, bla. Oui, on rêve toutes et tous que ce virus fasse vaciller les schémas de ce monde et advenir une nouvelle société écologique et sociale. Clairement, on n’en est pas là. Côté économie et politique, je m’attends plus à une immense casse sociale et à des mesures prises en urgence pour faire repartir la machine productive au plus vite qu’à un profond changement de vision et de logique de pouvoir.
On verra déjà dans quel état « le système » se trouvera après tout ça. Quels genres d’horreurs et d’indécences auront été faites, vécues, vues, dites, lues. Quelles solidarités auront été créées, aussi.

Alors oui, bien sûr, si votre situation vous permet de profiter ou de tirer parti de cette parenthèse forcée, tant mieux. Prenez soin de vous. Prenez le temps. Coupez un peu les infos. Faîtes un pas de côté. Si vous le pouvez et si vous en avez envie, participez à des initiatives en ligne, aidez celles et ceux qui en ont besoin, lisez.

Mais ne culpabilisez pas si vous foirez votre confinement. Il n’y a rien à réussir, rien à rater, rien à prouver. Faisons ce qu’on peut, ce sera déjà pas si mal.